Formes multiples de la nature à l'écran | Sophie Suma & Mike Zimmermann
Le texte qui suit est une introduction à l’étude des multiples représentations de la nature dans les productions audiovisuelles que propose de constituer ce troisième numéro d’archifictions. Il tient lieu de texte de cadrage pour l’appel à contributions. Sophie Suma et Mike Zimmermann sont membres du laboratoire de recherche Approches contemporaines de la création et réflexion artistiques (UR 3402) de l’Université de Strasbourg.
Plusieurs hypothèses soutiennent que l’invention de la machine à vapeur a fait basculer l’ère géologique de la Terre dans ce que beaucoup appellent tour à tour l’anthropocène (Crutzen, 2007), la chtulucène (Haraway, 2016), la technosphère (Guattari, 1993), ou d’autres déclinaisons possibles autour d’un nouvel ordre terrestre. Comme Bruno Latour, nous pensons ici que « la capacité des humains à tout réarranger autour d’eux est une propriété générale des vivants » (2015), et depuis Jakob von Uexküll, nous sommes conscient·e·s que tous « les organismes créent et façonnent réellement leur environnement » (1934). Néanmoins, depuis l’époque pré-capitaliste, et plus encore depuis l’ère industrielle, les humains instrumentalisent la planète comme aucune autre espèce auparavant (Merchant, 1980). L’état des lieux formulé par Alexandre Federeau rappelle effectivement que les activités humaines sont une « force géologique et évolutive active qui transforme les milieux sur une échelle planétaire » (2017). Dans ce sens, Bernard Stiegler a raison d’insister sur le fait que les pratiques économiques, énergétiques et industrielles « anthropisent » la Terre (2018). Quant à Isabelle Stengers, elle fait preuve de discernement lorsqu’elle nous invite à penser avec Vandana Shiva et d’autres écoféministes que « la rationalité qui nous a fait privilégier les monocultures, dans les champs ou à l’école, est destructrice de mondes » (2019).
Dans de nombreux films, puis dans les séries, la nature est un décor (Game of Thrones, HBO, 2011-2019), ou un monde à contempler dans lequel se baladent des humains curieux sans qu’il n’y ait trop d’interactions (Ushuaïa nature, 1998-2014). Mais elle est également le paysage privilégier où se jouent mine de rien les actions de domination et de colonisation (Out of Africa, 1986). En même temps que ces images figurant la nature comme une entité végétative ont été créées et reproduites durant plusieurs siècles majoritairement par les artistes, l’histoire a connu une crise de la représentation illustrant une nature agressive qui s’abat sur l’humanité. Cette deuxième vision a ensuite largement été reprise dans les fictions contemporaines (The Day After Tomorrow, 2004). Confinées au départ dans les représentations religieuses de fin du monde, ou d’apocalypse (The Holkham Bible, 1327–1335), le 20e siècle a connu des démonstrations spectaculaires dans les fictions audiovisuelles (2012, 2009). Longtemps présentée comme un paysage végétatif sans agences, inactif, ou au contraire comme une entité effrayante, dangereuse et imprévisible à dompter, à contrôler et à dominer, la nature est l’objet de ces deux visions dualistes comprises comme des modèles de représentations dominants. Si ces motifs restent bien ancrés dans les imaginaires, c’est parce qu’ils ont définitivement marqué la culture occidentale à l’époque de leur redéfinition par les acteurs des sciences modernes actifs en Europe centrale durant les 16e et 17e siècles (Merchant, 1980). Par conséquent, des interprétations européennes (L’Effondrement, 2019) aux exagérations américaines (The Walking Dead – 2010-2022 – et ses très nombreux spin-off), les séries et le cinéma post-apocalyptiques s’essayent à représenter l’irreprésentable, le paradoxe de la fin du monde (Neyrat, 2015). Or comme l’invite à penser Dork Zabunyan, l’iconographie catastrophiste de ces productions audiovisuelles se distingue par une « esthétique du choc », moins percutante que prévu et banalisant malheureusement les crises qu’elle annonce pourtant mettre en exergue (2019).
Mais renversant de ce fait les paradigmes naturalistes, une troisième voie où la nature fusionne avec les humains semble cependant apparaitre discrètement vers la fin du siècle dernier. Probablement influencées à leurs débuts par l’œuvre de Mary Shelley (Frankenstein ou le Prométhée moderne, 1818), les déclinaisons cinématographiques et télévisuelles de la figure de l’hybridation se précisent (Alien, 1979). De la série Man from Atlantis (1977-1978) au film Le Règne animal (2023), la monstruosité effrayante de certaines figures devient de moins en moins choquante. Ces interprétations spéculatives incarnent l’espoir de voir circuler des représentations de la nature moins conventionnelles et normalisantes, certainement à l’image du monde tel qu’il est vraiment. Elles confirment l’existence d’un champ critique des dualismes à l’œuvre depuis les écoféminismes (Plumwood, 1993). The X-Files (1993-2018), Annihilation (2018), ou The Last of Us (2023), préparent l’évolution posthumaine, notamment par une figuration de la symbiose et de l’hybridation encore inhabituelles. L’imaginaire de cette troisième voie semble s’inspirer, souvent inconsciemment, de la littérature de SF féministe, fluide et queer des années 1970 (Haraway, 1984), ou de la culture xénoféministe plus récente (Cuboniks, 2016). Encore trop discrète en France, l’étude de cet imaginaire de la bifurcation par l’entremise des fictions audiovisuelles apparait pourtant contenir en elle les promesses d’une participation active à la visibilisation d’une transformation culturelle et sociale non négligeable (The Laboratory Planet N°5, 2016).
Puisque les rapports dualistes entre nature et culture, humains et non humains nous apparaissent épuisées, l’étude et la mise à distance de cet ensemble de représentations appellent à requestionner certains angles morts. Que faire alors de tous ces récits ? Quelles invitations théoriques et/ou pragmatiques formulent ces visions de la nature ? Quels impacts ont ces images sur les actions présentes et futures ? Que nous disent plus concrètement ce type de productions audiovisuelles de notre rapport à l’écologie ? De quelle manière les fictions de la troisième voie nous aident à déconstruire le concept de nature ? Quels autres imaginaires alternatifs, encore peut-être un peu trop discrets, peuvent-ils enfin nous aider à mieux vivre ensemble (humains et non humains confondus) ?
Inscrites dans le champ d’études des Écologies visuelles[1], nous proposons ici de poursuivre les discussions initiées en 2022, notamment dans le cadre du projet Nature en colère du programme de recherche sur les Cultures visuelles de l’Université de Strasbourg, pour ainsi signifier les rapports sensibles que les humains entretiennent avec la nature. La formulation d’une esthétique protéiforme de la nature invite alors à décrire avec soin l’agence singulière des images dans les productions audiovisuelles, ainsi que les différents problèmes posés par les représentations modernes et dualistes du monde. Aussi, les sujets d’études de cultures visuelles reliant l’esthétique et les études culturelles nous intéressent particulièrement, dès qu’il est possible d’enquêter sur les images qui figurent la domination de la nature (coloniales, extractivistes, discriminantes, écocides, sexistes, etc.). Ce projet collectif est donc l’occasion d’engager une discussion autour des représentations dominantes, mais aussi vous l’aurez compris, de traiter des fictions qui bifurquent et des approches sensibles de la nature.
Ce numéro s’attache alors à observer en quoi les images qui circulent dans les films, les séries et le cinéma expérimental ou documentaire, héritent de quelques théories écologiques, scientifiques et politiques, pour ainsi situer ces productions d’un point de vue idéologique, mais également ontologique. Car nous pensons que ces dernières constituent un sous-bassement réflexif fertile pour comprendre les enjeux du réchauffement climatique et les bouleversements environnementaux et sociaux (inégalités climatiques et dominations sociales, prolifération d’espèces invasives, etc.). Néanmoins, ces transpositions esthétiques nécessitent d’être analysées, et parfois relativisées, car si elles ont le pouvoir de sensibiliser activement le public aux enjeux environnementaux, elles peuvent également reproduire des stéréotypes essentialisants et conduire à une banalisation des crises écologiques. Aussi, nous souhaitons révéler les faces multiples de la nature interprétée à travers trois pistes exploratoires qui se rejoignent mais qui peuvent être traitées séparément.
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a. Natures personnifiées
L’extinction des espèces, l’acidification des océans, la destruction de la couche d’ozone et la déforestation, témoignent des activités humaines intensives sur l’ensemble du globe terrestre. Contre ces transformations anthropiques, une offensive écologique s’est depuis longtemps amorcée. Certain·e·s chercheur·euse·s écrivent que la nature reprendra un jour « ses droits » (Weisman, 2007), ou qu’elle actualisera « la revanche de Gaïa » (Musset, 2012) ou la « malédiction d’Atlas » (Latour, 2015). Si les humains sont coupables des dégradations environnementales, ils soulagent leur culpabilité en inventant des récits singuliers dans lesquels ils font « parler » la Terre (Engélibert, 2019). Depuis les récits littéraires aux fictions audiovisuelles, certaines productions dominantes montrent une nature personnifiée : personnage en colère, être furieux, courroucé, antagoniste exotique qui se défend contre l’humanité, etc. Les espèces invasives (animales et végétales) prolifères ou tuent, et peuvent être interprétées comme les conséquences directes des systèmes capitalocèniques, plantacionocèniques ou androcèniques (Tsing-Haraway, 2015). Si ces récits posent d’emblée des questions concernant l’habitabilité des mondes, les conséquences de la présence humaine sur toutes les couches planétaires ou encore l’adaptation des écosystèmes ou leur disparition, il s’agit surtout de manifestations anthropocentriques inquiétées par la crise écologique actuelle.
D’ailleurs, un genre volontairement catastrophiste se développe à partir des années 1970. Les films et séries apocalyptiques et post-apocalyptiques sont une manière de mystifier l’urgence. Lorsqu’elle se manifeste, la sensibilité potentielle de la nature est souvent présentée à grands coups de stéréotypes. Les Climate fictions (cli fi), comme sous-genre de la Science-fiction (Milner, 2023), affluent alors sur les écrans comme les films No Blade of Grass (1970), Deep Impact (1998), ou Armageddon (1998), tout comme les séries The Day of the Triffids (1981) Jericho (2006-2008), The 100 (2014-2020), Incorporated (2016-2017), Als de Dijken Breken (2016), Snowpiercer (2020+), ou encore Wielka Woda (2022), Abysses (2023), ou Silo (2023), et bien d’autres. La plupart de ces productions ont déjà été étudiées sous l’angle de la catharsis, de la culpabilité, ou encore de la morale (Engélibert, 2019), mais il faut peut-être insister davantage sur le fait que l’imaginaire qu’elles véhiculent s’instaure encore et toujours dans l’idée que seul le progrès et la science peuvent sauver l’humanité (The Core, 2003). En répétant alors inlassablement les mêmes discours modernistes dépassés que l’on est de plus en plus tenté de remettre en question, de nombreuses fictions peinent parfois à sortir des dualismes et des schémas conventionnels. Dans ces productions, la “nature”, comme entité pensante, semble souvent donner une leçon au monde moderne (Phénomènes, 2008). Elle est alors signifiée par des animaux, des végétaux, ou des éléments qui s’en prennent aux humains (Long Weekend, 1979). Nous pouvons donc nous demander si ces entités qui s’abattent avec colère sur le monde résument à elles seules ce qu’est la nature. Personnifier la nature, donne ainsi l’occasion aux humains de rationaliser la forme de l’adversaire à combattre. Or il s’agit moins de considérer la Terre comme une ennemie que comme une alliée avec laquelle collaborer, faut-il encore le reconnaitre.
Cette première exploration vise alors à signifier et à étudier les nombreuses figurations effrayantes, romantiques, fantasmées ou autres qui représentent en creux l’incapacité des humains à voir le monde sans se situer au-dessus de la chaine alimentaire, mais également à remonter le fil de l’héritage ontologique du naturalisme et du progrès moderne.
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b. Natures fragilisées
Depuis l’élaboration du concept de wilderness américaine du 19e siècle, la préservation et la sensibilisation à la sauvegarde de la nature est une préoccupation naturaliste importante (Larrère, 2015). Dans le courant du 20e siècle plusieurs lanceur·euse·s d’alerte comme Rachel Carson (1951)[2], Jean Dorst (1965), ou Françoise d’Eaubonne (1974), et bien d’autres, publient de nombreux ouvrages visant à rendre compte d’un phénomène global de détérioration environnementale[3]. Les manifestations et les actions anti-nucléaires, contre la déforestation, ou s’opposant aux projets coloniaux et à l’exploitation des sols connaissent une activité mondiale dès la fin des années 1960 (Ambroise-Rendu, Hagimont, Mathis, Vrignon, 2021). Puisque la nature est fragilisée, il s’agit dans ce cas de la protéger des pollutions, sur-exploitations ou dominations humaines. À partir des années 1950, les films comme Wind Across the Everglades (1959), puis Soylent Green (1974), annoncent un genre de productions audiovisuelles sensibilisant à la préservation de la nature (alias l’environnement, la Terre), ou aux liens entre la croissance démographique et l’écologie (d’Eaubonne, 1974). Ces fictions et bien d’autres, font notamment écho à des textes parus à partir des années 1960, comme Silent Spring (1962) de Rachel Carson dans lequel l’autrice relie la disparition de certains oiseaux à l’usage intensif du pesticide DDT.
Ainsi, les fictions dites « environnementalistes » préventives comme The Emerald Forest (1985), Gorillas in the Mist: The Story of Dian Fossey (1988), The Pelican Brief (1993), ou Erin Brockovich (2000) voient le jour. Du côté des séries, avec Green Acres (CBS, 1965-1979), Opérations Open (FR3, 1984-1986) ou Critter Gitters (Syndication, 1998-2002), le genre déploie un arsenal de fictions tournées vers la protection des espaces naturels et de la faune et la flore. D’autres, comme Flipper (NBC, 1964-1967), Skippy the Bush Kangaroo (Nine Network, 1966-1970), ou Hallo Robbie ! (ZDF, 2001-2007) propulsent des animaux (dressés…) au centre des scénarios, devant sensibiliser les humains aux questions écologiques. Puis, les telenovela brésiliennes Aruanas (Globoplay, 2019+) et Frontera verde (Netflix, 2019) encouragent la sauvegarde de la forêt amazonienne, et Extrapolations (Apple TV+, 2023), ou A Thin Line (Paramount+, 2023), deviennent de véritables références en renfort des résistances militantes. Tiré du livre d’Andreas Malm (2020), le film du même nom How to Blow Up a Pipeline (2022) est une sorte de plaidoyer visuel invitant à passer à l’action. D’autres fictions, comme la série Chernobyl (HBO, 2019), ou le film Les Algues vertes (2023), dévoilent les dessous cachés de véritables catastrophes environnementales et sanitaires plusieurs années après le déroulement des événements.
En parallèle, quelques films expérimentaux (Après les nuages, Les Scotcheuses, 2020), ou documentaires comme ceux de la militante écoféministe française Solange Fernex (Le Film de Wyhl, 1975), ou de Godfrey Reggio (Koyaanisqatsi, 1983), documentent les formes de résistances, ou témoignent des problèmes posés par les choix écocidaires des gouvernements (nucléaires notamment). Ces productions relativisent cette commode extériorité cartésienne de laquelle nous pouvons extraire les matériaux dont nous avons besoin (Descartes, 1537). Et ravivent l’invitation de Michel Serres à nous détacher de l’idée « que nous autres hommes siégeons au centre d’un système de choses qui gravitent autour de nous, nombrils de l’univers, maîtres et possesseurs de la nature » (1990).
Cette deuxième exploration, invite ainsi à décrire et à interroger les liens entre les activités militantes et les images audiovisuelles. Les fictions audiovisuelles étudiées ici, questionnent en effet la capacité de chaque individu à agir (collectivement ou individuellement) contre les systèmes qui accélèrent les catastrophes naturelles et qui manquent de considération à l’égard du vivant. Quelle portée ont alors ces productions ? De quoi participent-elles ? Que nous disent-elles de l’évolution de l’écoactivisme et de ses diverses formes matérielles et esthétiques ?
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c. Natures réenchantées
En 2005, en espérant éveiller les esprits débordant de réflexes capitalistes, le Medef se réunissait lors d’une Université d’été pour « réenchanter le monde » (Stiegler, 2008). Avant cela, en réaction au système libéral et écocidaire, les écoféministes travaillaient déjà à la création d’imaginaires pour repolitiser et se réapproprier les pratiques de l’esprit (Starhawk, 1982). Une « politique des communs » est alors sollicitée face à l’individualisme dominant des sociétés industrielles (Federici, 2022). Le féminisme suggère ainsi l’existence d’imaginaires moins normatifs, requestionnant notamment les partitions de genre face à la nature (Larrère, 2015). En partant d’une observation critique de diverses figurations audiovisuelles des rapports genrés que les humains entretiennent avec la nature et l’écologie, on est en droit de s’intéresser aux alternatives qui requestionnent les dualismes forgés de longue date par la pensée moderne. Les fictions qui n’opposent plus les concepts de nature et culture, homme et femmes, humains et non humains, ou artificiel et naturel, sont ici le corpus privilégié de cette autre voie spéculative pour décrire le monde. Ces imaginaires œuvrent clairement à représenter les interactions collectives, les actes de socialisation et les identités sous d’autres ontologies et paradigmes, en atténuant ou excluant les dualismes problématiques, ou en s’inspirant de mythes moins conventionnels (Sense8, Netflix, 2015-2018). Aussi, les notions performatives d’hybridations, de fusion, de symbiose, de transformation, de compréhensions et d’adaptations sont ici particulièrement centrales (Barad, 2023).
Certaines fictions audiovisuelles peuvent effectivement proposer des hypothèses renouvelant les rapports entre les humains et la nature (Gaia, 2021), ou mettent en scène une évolution humaine hors du commun (Waterworld, 1995). Il s’agit sans doute d’en finir avec les récits modernistes poussiéreux, peu représentatifs de la diversité (Hache, 2015). Le réenchantement remplace le désenchantement causé par l’hubris scientifique moderne et l’esprit patriarcal, autoritaire, dualiste et étouffant. Aussi, les fictions inclusives font le pari d’envisager l’existence des non-humains au-delà des partages scientifiques historiques dominants. Ces productions sont alors une formidable occasion de débattre des représentations devenues aujourd’hui conformistes qui opposent les humains et les non humains, en proposant de valoriser ou d’imaginer des représentations alternatives, d’autres récits plus inclusifs, et queer comme des moyens de supporter le présent et d’envisager l’avenir (Haraway, 2016).
Souvent considérée par l’ontologie naturaliste comme inhumaine, la nature est alors monstrueuse. En prenant le contre-pied d’une définition de la nature comme altérité, en figurant par exemple des représentations animistes et holistes, certaines fictions disent effectivement quelque chose de la nature comme représentant tout ce qui n’est pas artificiel (Castro, 2020). D’autres fictions, font au contraire disparaitre les séparations ontologiques (eXistenZ, 1999). L’artifice et le vivant ne font alors plus qu’un, vers une interprétation de la nature faisant ainsi apparaître l’hybridation comme condition naturelle de la nature (Margulis, 2022). La monstruosité disparait pour faire place à des imaginaires en rupture (Noteris, 2020). Depuis la figure de la cyborg, apparue sous la plume de Donna Haraway dans les années 1980, nous admettons que les humains sont des êtres natureculturels, des hybrides de biologie et de technoscience (1984). En retour, cette idée émane de l’acceptation des conséquences irréversibles de la modernité sur l’intégralité des espèces vivantes et des environnements (Stengers, 2019). Cet imaginaire figure ainsi la nécessaire prise de conscience que ces transformations ont bouleversé la définition même de nature, au point qu’il s’agit désormais de « vivre » avec ce trouble (Haraway, 2016). Puisque tout a déjà été transformé depuis longtemps, nous devons indiscutablement faire face à un choc ontologique sans précédent.
Cette troisième exploration propose d’étudier l’évolution des représentations de la nature hybridée, transformable et régénératrice (Hache, 2024), aux confins des imaginaires inclusifs et spéculatifs (Debaise, Stengers, 2015). Comment peut-on en finir avec les rapports genrés entretenus entre les hommes, les femmes et la nature pour pouvoir enfin réenchanter le monde ? Comment « le trouble » contemporain est-il signifié dans les fictions, et de quelle manière peut-il alors témoigner d’une redéfinition du monde ? Quel rôle jouent également ces images pour activer la mise en commun de savoirs, d’espaces ou de compétences ?
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Conclusion
L’ensemble des contributions qui s’inscrivent dans ce numéro est une invitation à participer aux humanités écologiques et environnementales. Nous souhaitons cependant suivre les conseils d’Isabelles Stengers qui rappelle qu’une science consciente est un partage sensible d’expériences : « Les chercheurs ne rapportent pas seulement des résultats, ils font intervenir la manière dont ce qu’ils étudient les affecte, ils s’engagent dans des rapports qui ne sont pas au seul service d’une connaissance à acquérir mais d’une sensibilité à gagner ou à regagner » (2019). Multiple, la nature appelle à accepter que l’on ne puisse lui donner de définitions stables. C’est donc sur ce terrain toujours en mouvement, en transformation que nous invitons toute personne prête à faire un pas de côté face aux visions universalisantes de la recherche « normale », à réfléchir, avec les images, autant aux formes de la nature qu’aux formes de la recherche.
[1] Les visual ecologies studies constituent un champ d’études émergeant depuis quelques années dans plusieurs universités. À l’Université de Strasbourg, les visual ecologies studies se développent dans le cadre des activités coordonnées par Sophie Suma et Benjamin Thomas depuis septembre 2022 au laboratoire Approches contemporaines de la création et de la réflexion artistiques (UR 3402). Voir également l’ouvrage récemment publié : Sophie Suma, Écologies visuelles de Los Angeles, Créaphis, 2023.
[3] Voir également la figure d’Élisée Reclue
[2]Le livre de Rachel Carson, intitulé The Sea Around Us, est adapté au cinéma par Irwin Allen et sort en salle sous le même titre en 1953.
Citer cet article
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